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avocat-jacques-verges.jpgLorsqu'on lui demandait poliment comment il allait, il répondait, depuis des années, "incurablement bien". Mais la vie étant finalement chose curable, Jacques Vergès a changé d'idée et est mort jeudi 15 août, à l'âge de 88 ans. Avec un certain panache, dans la chambre même où Voltaire a poussé son dernier soupir, le 30 mai 1778, comme l'a découvert L'Express.

"Il était très aimaigri, il marchait lentement, a indiqué Christian Charrière-Bournazel, l'ancien bâtonnier de Paris, il avait des difficultés à parler mais intellectuellement, était intact." Il se remettait mal d'une bronchite, et une amie lui avait proposé la veille de l'héberger chez elle, quai Voltaire, face au Louvre, où avait vécu le grand écrivain. Jacques Vergès s'est effondré jeudi avant le dîner, comme de juste avant de passer à table, et emporte avec lui une foule de petits secrets.

Avocat brillant, redouté et parfois haï, Me Vergès s'était construit avec un rare plaisir une statue toute de cynisme et de provocation, et feignait d'aimer qu'on ne l'aime pas. Il a confié un jour, entre deux bouffées de cigare, "j'ai le culte de moi-même", et, agitateur de génie, il avait réussi à brouiller à plaisir sa propre biographie.

AMI DE POL POT

Jacques Vergès est né théoriquement le 5 mars 1925 à Oubone, en Thaïlande, où son père, Raymond, était consul de France. "Je suis né d'un père vagabond, ingénieur agronome en Chine, professeur à Shangaï, consul et médecin", a raconté l'avocat dans Le salaud lumineux (Michel Lafon). Raymond a épousé Khang, la mère vietnamienne de deux de ses garçons, Jacques et Paul, et aurait fait un faux, en déclarant la naissance des deux frères le même jour, alors qu'ils avaient un an d'écart, ainsi que l'a découvert l'un de ses biographes, Bernard Violet. Jacques Vergès serait-il plutôt né le 20 avril 1924 ? "Je m'en fous royalement", avait répondu l'avocat à Libération.

Le petit Vergès a grandi à La Réunion, dans le même lycée que le premier de la classe, Raymond Barre, et sent vite approcher le souffle de l'Histoire. Lorsque, le 28 novembre 1942, le contre-torpilleur Léopard, qui a rallié la France libre, pointe ses canons sur La Réunion, le jeune homme de 17 ans est déjà sur le toit du lycée en train de décrocher avec quelques copains le drapeau français frappé de la francisque. Jacques part avec son frère Paul à Madagascar, et gagne Londres.

Le jeune homme parcourt l'Europe en guerre, l'Algérie, le Maroc et finalement l'Allemagne occupée, et il garde de ces années de guerre "un souvenir merveilleux". Il adhère au Parti communiste français en 1945 et devient, pendant cinq ans, selon sa propre formule, "un petit agitateur anticolonialiste au Quartier latin". A la tête de l'association des étudiants réunionnais, il se lie avec Mohamed Masmoudi, futur ministre de Bourguiba, ou Pol Pot, futur bourreau du peuple cambodgien.

Le parti prend sa formation en main, et, de 1951 à 1954, il devient membre du comité exécutif, puis secrétaire de l'Union internationale communiste des étudiants. Il vit à Prague, voyage beaucoup, côtoie Erich Honecker, qui sera chef de l'Etat est-allemand, ou Alexandre Chelepine, devenu patron du KGB. Mais Vergès ne souhaite pas s'imposer dans le parti en France, et à 29 ans, démissionne, retourne à La Réunion et s'inscrit au barreau.

"JE SUIS PASSÉ DE L'AUTRE CÔTÉ DU MIROIR"

Le mois d'avril 1957 est un tournant. Me Vergès, qui n'a que dix-huit mois d'expérience lorsqu'il est appelé en Algérie pour défendre une jeune militante du FLN, Djamila Bouhired. "Entre les Algériens et moi, ce fut le coup de foudre", a indiqué l'avocat. Avec Djamila aussi, qu'il épousera quelque temps plus tard.

La jeune poseuse de bombe est condamnée à mort – puis graciée – mais Vergès invente sa fameuse "défense de rupture" : il n'y a rien à attendre de la connivence des avocats avec des magistrats qui ne représentent que l'ordre colonial. Le verdict étant certain, il faut faire du procès une tribune : Vergès crache son mépris pour une justice qu'il récuse, et finalement, accuse ses accusateurs. Son courage et son insolence lui valent un an de suspension du barreau, en 1961, mais pour le FLN, c'est un héros, il est rebaptisé "Mansour" – le victorieux.

Le FLN l'envoie au Maroc, où il devient conseiller du ministre chargé des affaires africaines, et quand l'Algérie accède à l'indépendance, le voilà converti à l'islam et citoyen d'honneur de la jeune République. Mais Jacques Vergès s'éloigne de Moscou et se rapproche de Pékin, il quitte Alger, est reçu par Mao, on le croise un temps à Beyrouth aux côtés de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP). Et il disparaît.

Pendant huit ans. Le Monde du 26 mai 1970 publie un petit entrefilet, "Me Vergès, dont la famille était sans nouvelles depuis le 17 mars, a fait savoir à son éditeur, M. Jérôme Lindon, qu'il était en bonne santé à l'étranger". Jacques Vergès a entretenu sa légende, laissé dire ou fait courir les bruits les plus divers – la thèse la plus communément retenue serait qu'il était au Cambodge avec son ancien copain Pol Pot.

Un jour, Vergès réapparaît. Egal à lui-même, avec ses lunettes rondes, son sourire ironique et son petit costume. Lorsqu'on l'interroge, il répond, "Je suis passé de l'autre côté du miroir. C'est ma part d'ombre". Et d'ajouter : "Je suis revenu aguerri – notez le terme, il est juste – et optimiste".

"J'APPRENDS QUE VOUS DÉFENDEZ BARBIE..."

Avocat, Vergès défend Bruno Bréguet et Magdalena Kopp, les compagnons de Carlos, convaincus d'avoir transporté des explosifs. Il défend le terroriste vénézuélien lui-même ; la Stasi, la police secrète d'Allemagne de l'Est, assurait qu'il l'avait approché dès 1982. Carlos a même dit au juge d'instruction qu'il avait choisi Vergès parce qu'il était "plus dangereux" que lui. L'avocat avait apprécié. "C'est un homme extrêmement courtois. Je pense que c'est un hommage : le combat des idées est un combat aussi dangereux que celui des bombes."

Me Vergès défend aussi Georges Ibrahim Abdallah, condamné à la perpétuité et toujours en prison ; antisioniste passionné, il navigue toujours sur la crête de l'antisémitisme. Il finit en 1987 par défendre Klaus Barbie, l'un des chefs de la Gestapo de Lyon de 1942 à 1944 – c'est pour l'ancien résistant l'occasion d'obtenir une tribune "pour dénoncer le colonialisme". La nouvelle ne décourage pas ses proches. Jean Genet lui écrit : "J'apprends que vous défendez Barbie. Plus que jamais, vous êtes mon ami."


Jacques Vergès, drapé dans son personnage, a défendu mille autres accusés de façon la plus classique qui soit : la défense de rupture, superbe dans le prétoire, a pour le client l'inconvénient de lui obtenir le maximum. Jacques Vergès a ainsi défendu (avec succès) Louise-Yvonne Casetta, la trésorière occulte du RPR, Omar Raddad, le jardinier marocain accusé du meurtre de sa patronne, ou Simone Weber, accusée d'avoir coupé en morceaux son amant. Me Vergès avait entrepris de découper un poulet à la tronçonneuse pour prouver que l'affaire risquait d'éclabousser...

"En lisant un dossier, a expliqué l'avocat, je me trouve dans la position d'un monteur de cinéma devant ses rushes. C'est un métier d'art. Le procureur est dans la même situation, mais lui fera de la littérature de gare à partir des lieux communs de la société. Moi, je suis contraint de faire un nouveau roman."

Source: http://www.lemonde.fr/disparitions/article/2013/08/15/l-avocat-jacques-verges-est-mort_3462241_3382.html

Tag(s) : #Europe